Philippe Meirieu, professeur honoraire en sciences de l’éducation, une nouvelle édition de son ouvrage Lettre à un jeune professeur (en librairie le 6 mars).
Véritable ode au métier d’enseignant, ce livre s’adresse à toutes les enseignantes et à tous les enseignants, à celles et ceux qui s’interrogent, qui débutent ou qui se découragent. Philippe Meirieu partage avec eux ce qui, au-delà des difficultés quotidiennes, fait sens et permet de reprendre tous les matins le chemin de l’école, du collège ou du lycée avec la conviction que se joue là notre avenir commun… et la volonté d’y prendre sa part.
Quels sont les nouveaux défis auxquels doivent faire face aujourd’hui les jeunes professeurs ?
Ils sont nombreux et décisifs. Plus que jamais, ils doivent faire vivre l’idéal des Lumières : permettre à chacun et à chacune de « penser par soi-même » et à toutes et tous de « construire du commun ». Bien évidemment, il n’est pas question de renoncer aux différentes disciplines et à leurs exigences : il faut enseigner la lecture et la grammaire, l’arithmétique et la géographie, l’histoire et les sciences de la vie et de la terre, les langues vivantes et l’éducation physique, la mécanique et la philosophie… Il faut les enseigner le mieux possible pour que tous les élèves accèdent aux savoirs fondamentaux qui permettent de comprendre le monde et de s’y investir. Mais il faut absolument qu’à travers ces enseignements, par la manière de les effectuer et par les attitudes qu’on y développe, toutes et tous s’émancipent et découvrent les vertus de la solidarité. Face à la montée des fake news, de la post-vérité et des théories du complot, il est absolument essentiel d’outiller nos enfants et adolescents pour qu’ils accèdent à une pensée critique. Et face à la montée de l’individualisme et des communautarismes, nous devons leur permettre de comprendre l’importance de l’entraide et de la coopération.
Quels sont le rôle et la place des professeurs dans la société actuelle ?
Il est fondamental et je suis indigné de voir le manque de reconnaissance financière et symbolique à leur égard… quand ce n’est pas le mépris ouvert dont ils sont victimes, comme tout récemment de la part d’un ancien président de la République ! Les professeurs, de la maternelle à l’université, incarnent notre avenir. Ils ont la charge de ce que nous avons de plus précieux, nos enfants… et tous leurs gestes, tous leurs mots comptent. On oublie trop souvent qu’un seul mot peut changer un être et qu’un seul être peut changer le monde.
Je suis sidéré de voir à quel point, aujourd’hui, beaucoup d’adultes sont, tout à la fois, terriblement inquiets face aux bouleversements du monde et souvent totalement indifférents aux enjeux éducatifs collectifs. Car l’école n’est pas seulement faite pour permettre à chaque enfant de « réussir dans la vie », elle est faite pour donner à notre futur un avenir meilleur et préparer une société plus juste et solidaire.
Je suis profondément choqué de voir, chaque jour, dans mes formations et conférences, des professeurs découragés, dépressifs, au bord de la démission, face aux difficultés qu’ils vivent, à l’absence de vrai soutien institutionnel, aux réformes successives qui se télescopent, aux injonctions autoritaristes et contradictoires de leur hiérarchie. Il est vraiment temps de redonner aux professeurs la place qu’ils méritent.
Les intelligences artificielles peuvent ou pourront-elles remplacer les professeurs ?
Certainement pas ! Les IA sont des machines qui vendent des services, les professeurs sont des humains qui appellent d’autres humains à partager des savoirs. Les IA sont des bases de données qui calculent des occurrences statistiques, les professeurs sont des êtres qui, tous les jours, font face à d’autres êtres et à des situations toujours nouvelles, des situations qui n’ont jamais eu lieu auparavant et qui ne se reproduiront jamais. Les IA s’adaptent aux difficultés de chacun et chacune – c’est leur slogan -, les professeurs, eux, travaillent avec les élèves pour qu’ils surmontent leurs difficultés. Les IA prétendent nous livrer des vérités, les professeurs enseignent le doute, la remise en question… Enfin, si l’on prend l’exemple des IA génératives, comme ChatGPT, je crains vraiment qu’elles marginalisent l’acte d’écrire. Or, écrire est un formidable outil pour la pensée. Jean Piaget disait : « Je ne pense qu’en écrivant ». Et il est essentiel que les professeurs accompagnent leurs élèves sur le chemin d’une écriture exigeante grâce à laquelle ils entreront dans la pensée, c’est-à-dire dans la liberté.
Pourquoi est-il important d’apprendre aux élèves la différence entre le « savoir » et le « croire » ?
Parce que c’est le fondement même de l’émancipation intellectuelle. Il faut rappeler sans cesse ce qu’est l’émancipation : ce n’est pas la possibilité donnée à quelques dominés de devenir des dominants, c’est la possibilité offerte à toutes et tous d’échapper à toutes les formes d’enfermement. Qu’il s’agisse d’enfermement dans ses origines, dans sa culture, dans ses apparences ou dans ses difficultés, dans ses symptômes comme dans ses actes passés. Permettre l’émancipation, c’est ouvrir des portes, offrir des possibles, favoriser la remise en question. Or, précisément, un des enfermements les plus dangereux est l’enfermement dans des certitudes qui nous bloquent dans notre recherche, obturent notre avenir, ferment l’horizon et favorisent toutes les formes de violence envers tout ce qui pourrait nous déstabiliser ou nous remettre en question. C’est pourquoi l’école a ce rôle si précieux de mettre en dialectique les certitudes et les expériences, ce que nous croyons avec ce que nous découvrons. Et, encore une fois, cela ne concerne pas seulement l’éducation morale et civique ou la philosophie, mais cela s’apprend sur chaque objet de savoir, que ce soit le participe passé ou le théorème de Thalès, les vallées fluviales où la gravitation universelle.
En quoi l’alliance avec les parents est-elle importante ?
Depuis quelques années, et de manière assez sournoise, des politiques ont tenté de créer de la suspicion entre les professeurs et les parents. On laisse entendre aux parents que certains enseignants n’utiliseraient pas les bonnes méthodes, que d’autres bâcleraient leur travail et qu’il faudrait les évaluer systématiquement pour contrôler leur efficacité. Résultat : les parents se comportent plus comme les clients d’un service que comme des citoyens impliqués dans une institution portée par des valeurs. On les invite, directement ou indirectement, à mettre les professeurs, les établissements et les réseaux d’éducation en concurrence au lieu de s’interroger sur les finalités éducatives globales sur lesquelles il faudrait s’engager ensemble. C’est pourquoi je crois qu’il faut absolument développer le dialogue avec les parents, à tous les niveaux, chercher à construire de vraies alliances sur des valeurs… Sinon, je crains l’explosion du service public en une multitude de « services aux publics », avec une véritable marchandisation de l’éducation et l’oubli de la perspective fondatrice des Lumières : « penser par soi-même » et « construire du commun ».
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